Mégabassines : le problème de la gestion de l’eau refait surface

Au vu d’étés de plus en plus chauds et secs, de nouveaux modèles de collecte de l’eau pour l’agriculture sont envisagés. Parmi eux, les réserves de substitution ou « mégabassines ». Leur principe ? Pomper l’eau des nappes phréatiques en hiver pour remplir des bassins qui serviront à l’irrigation des cultures en été. Prônées par les uns, critiquées par les autres, constituent-elles une réponse adaptée ? Les experts appellent à un débat impliquant plus largement tous les acteurs concernés et la population.

Cristallisation des tensions à Sainte-Soline. Le 25 mars 2023, entre 8 000 et 30 000 manifestants se sont réunis dans cette petite commune de Nouvelle Aquitaine pour lutter contre l’installation de réserves de substitution, aussi appelées mégabassines. Accaparement des ressources, détérioration des milieux aquatiques, encouragement du modèle agricole intensif… longue est la liste des reproches adressés à ces réserves d’eau gigantesques. Une des bassines de Sainte-Soline peut contenir jusqu’à 630000 m3, soit 250 piscines olympiques. «Il est difficile d’avoir une vision objective, tellement le débat est politisé, analyse Benoît Grimonprez, professeur à l’université de Poitiers et chercheur en droit rural et de l’environnement. C’est parce que les termes du débat sont mal posés au départ. […] Les bassines sont le symptôme d’un problème lié à l’eau, qui est beaucoup plus profond.»

Sécheresse à répétition et baisse générale des précipitations

Aujourd’hui, les terres irriguées – c’est-à-dire nécessitant un arrosage artificiel – représentent environ 7% des surfaces agricoles du pays, selon le ministère de l’Agriculture, et sont en constante augmentation d’après France Nature Environnement (FNE). Pour arroser ces plantations, l’eau est généralement pompée dans les cours d’eau ou zones humides environnantes, d’avril à septembre. Mais ces dernières années, le manque d’eau menace les cultures et les ressources sont surexploitées, notamment «depuis l’introduction de la culture intensive du maïs céréalier dans les années 1980», explique au Monde Marie Rouet, directrice de la Fédération départementale de la pêche et de la protection des milieux aquatiques en Charentes-Maritimes. Les premières mégabassines ont alors été mises en place en France en soutien aux agriculteurs irrigants et dans un contexte de fortes sécheresses, dès les années 1990. Ces bassins stockent, à ciel ouvert, de l’eau pompée des nappes phréatiques durant deux mois en hiver, lorsque les niveaux sont supposés au plus haut, voire “en excès”. Ce modèle ne semble plus cohérent avec les données météorologiques des dernières années. Entre sécheresses à répétition et baisse générale des précipitations, les nappes phréatiques connaissent également des niveaux critiques inédits : 80% des nappes étaient sous le niveau normal en mars 2023, selon le BRGM en audition devant le Sénat. Le remplissage des bassines est supposé respecter des conditions de prélèvement spécifiques. Par exemple, le pompage aurait lieu lorsque le niveau de la nappe dépasse un seuil et que son excédent se déverse dans les cours d’eau.

Un système court-termiste

France Nature Environnement relève deux particularités du modèle d’irrigation : d’une part, il se concentre en été, saison durant laquelle la ressource hydrique est la moins disponible. D’autre part, il ne permet pas à l’eau prélevée de retourner dans les milieux aquatiques, puisqu’elle sert à nourrir les cultures. Deux critères déterminants qui invitent à s’interroger sur la pertinence du système.

Selon Benoît Grimonprez, «les questions qu’il faut se poser sont: quelle proportion d’eau on se permet de garder, comment on la stocke et pour quelles priorités d’usage». Des améliorations du système de bassines seraient possibles, mais elles peinent à obtenir l’approbation de tous les acteurs concernés. «Les projets ne sont pas parfaits. Il faut travailler sur les points de consensus », résume Benoît Grimonprez. Pour Marianela Fader, professeure au département de géographie de l’université Ludwig-Maximilian à Munich (Allemagne), il serait plus facile de gérer de plus petites bassines réparties sur le territoire. «Tout est une question d’échelle. On touche au cycle de l’eau depuis des siècles avec les barrages, moulins, etc. Mais comment le faire sans dégrader la nature?»

Des modélisations à partir de données dépassées

Si les pompages étaient effectués que lorsque les débits et les niveaux pluviométriques le permettait, les mégabassines n’épuiseraient pas les ressources d’un territoire. Mais pour cela, il faudrait assurer une bonne prise en compte des contraintes et des enjeux économiques, environnementaux et sociaux. Ce qui peine à être le cas. Plusieurs dizaines de réserves ont pourtant été envisagées en France ces trente dernières années. Et la majorité d’entre-elles a été installée, malgré des mouvements d’opposition portés par des groupes écologistes revendiquant, entre autres, des défaillances quant aux études d’impact du dispositif ou des installations illégales. Pour l’exemple des bassines dans les Deux-Sèvres, dont fait partie celle de Sainte-Soline – 16 bassines y sont envisagées –, la validité scientifique et environnementale des réserves se fonde sur des modélisations du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) menées à partir de données des années 2000-2011. Des climatologues et hydrologues mettent en garde vis-à-vis de cette étude, qui ne prend en compte ni les conditions climatiques récentes et futures, ni l’évaporation liée au système. Le BRGM précise d’ailleurs dans un communiqué que son expertise «n’était ni une étude approfondie, ni une étude d’impact de toutes les conséquences possibles des prélèvements d’eau envisagés. Il ne s’agissait pas non plus d’un article de recherche scientifique […] mais d’une commande précise». François Pétorin, administrateur au sein de la Coopérative de l’eau des Deux-Sèvres, a déclaré s’être appuyé sur cette étude pour valider le projet, «sans [elle], on ne l’aurait pas fait».

La qualité de l’eau en question

Quid du stockage de l’eau ? «En principe, l’eau souterraine ne connaît aucune évapotranspiration; or, dans le cas de ces réserves, elle subit une forte perte lors du stockage et de l’arrosage», ajoute Marianela Fader. En fonction du lieu et de la taille de l’installation, une perte est à prévoir: 7% selon la FNSEA, ou de 20 à 60% selon Christian Amblard, directeur honoraire de recherche au CNRS, spécialiste des écosystèmes aquatiques. En plus de la quantité, la question de la qualité de l’eau est aussi posée. «Le risque est de dégrader l’eau qu’on fait remonter à la surface», alerte Benoît Grimonprez. Exposée au soleil, l’eau pompée dans les nappes monte en température, favorisant le développement de bactéries et cyanobactéries potentiellement toxiques. Selon ces deux chercheurs, ces critères doivent amener à penser différemment le modèle d’irrigation agricole, très gourmand en eau, et à porter l’attention ailleurs que sur l’approvisionnement. L’agriculture est la première activité consommatrice d’eau en France, selon le Ministère de la Transition Ecologique, en 2021, le secteur a consommé 57% de l’eau utilisée à l’échelle nationale.

Chercher une adaptation cohérente

Les angles d’attaque sont nombreux pour diminuer la dépendance à l’eau de notre agriculture. À commencer par la qualité du sol. En agriculture de conservation, par exemple, l’objectif est d’empêcher la perte de terres arables tout en régénérant les terres dégradées. S’appuyant sur un principe de couverture permanente du sol par des cultures, combinée à une diversification des espèces végétales et une réduction du travail du sol, ce type d’agriculture vise à assurer à la terre une meilleure tenue, ainsi qu’une meilleure infiltration de l’eau et de ses nutriments. En d’autres termes, une meilleure rentabilité économique à long terme, pour une exploitation des ressources moindre. Il est aussi possible d’alterner les champs avec des haies et des arbres, de varier les cultures, ou encore de planter des espèces plus résistantes et moins demandeuses en eau. «Il serait intéressant de penser à des modèles moins destructeurs pour nos ressources et plus sécurisants pour l’avenir de l’agriculture. Intégrer une gestion du risque plutôt que de prioriser une gestion de la productivité», propose Marianela Fader.

Considérer le système sur un plus long terme permettrait d’éviter de graves déséquilibres et des conséquences irréversibles. Selon la géographe, il est également essentiel d’impliquer, en plus des filières liées à la nature et aux écosystèmes, les structures d’énergie dans les décisions de l’agro-industrie – le pompage et l’arrosage renvoyant autant aux questions énergétiques qu’à celle de la gestion de l’eau. «Il est nécessaire de mettre en place une discussion publique impliquant tous les acteurs concernés mais aussi la population. Les bassines sont payées en grande partie par les taxes!» défend-elle. Pour éviter un dialogue de sourds entre promoteurs et détracteurs des mégabassines, il conviendrait aussi de rappeler les objectifs communs. «Chaque possibilité est à considérer en fonction de l’endroit où elle serait implantée et, si une proposition est refusée, il faut pouvoir envisager des alternatives viables», conclut Marianela Fader.

Reste que les mégabassines ne sont pas une solution pérenne : les ressources en eau douce ont diminué de 14 % entre les deux dernières décennies. Rien ne garantit que, dans le futur, on soit encore en mesure de toujours remplir les mégabassines l’hiver. Et surtout, en confortant les agriculteurs dans l’idée d’une disponibilité facile de la ressource en eau pour l’irrigation, elles sont une maladaptation au changement climatique. Le dernier rapport du Giec ne dit pas autre chose.

Cet article était publié déjà chez « La Recherche »

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